Le tout petit monde de l'élite française

L'Expansion 25 février 2004

Enfermés dans leur bulle, les dirigeants ne savent plus lire le présent. Le philosophe décrypte sans concession la crise de notre démocratie.

C'est au moment où la France était secouée par le résultat de l'élection présidentielle de 2001 que le grand public a découvert l'importance du philosophe Marcel Gauchet. Explorateur savant et systématique des problèmes de la démocratie et de l'individu, il jette un regard décapant sur les sources du « malaise français », du débat sur la laïcité à la crise de la représentation politique en passant par la faillite des élites.

Qu'est-ce que le débat acharné sur la laïcité révèle sur la société française ?

La force de l'exception française ! Le large consensus, au moins au départ, sur la nécessité d'une loi montre qu'elle se porte bien. C'est un phénomène identitaire : les Français réaffirment spontanément un système de repères et de valeurs qui vient du plus profond de leur histoire face à une donnée imprévue - l'islam - qui trouble l'identité collective établie.

Ils n'y pensaient plus, mais, en profondeur, ils n'avaient rien oublié. L'étrangeté de l'islam réveille une façon de faire et de penser enracinée, devenue la tradition nationale. Cette fois, ce n'est pas une minorité, mais la majorité qui revendique son identité !

Cette réaffirmation s'accompagne pourtant de tolérance. On ne veut pas en faire un drame.

En effet, il n'y a pas d'intolérance dans cette réaffirmation, justement parce que son enjeu est identitaire. Il ne s'agit pas de combattre l'islam, il s'agit de défendre une définition de soi qui, de surcroît, se confond, pour la masse des gens, avec les conditions de la tolérance. Le but est de trouver les termes d'un bon voisinage avec l'islam.

Le phénomène révèle ce qui se passe quand on oublie son histoire : elle se met à parler toute seule. Moins on sait ce qu'on a été, moins on est disposé à changer ses manières d'être. Pour accepter le changement, il faut connaître le passé dont sort le présent. L'enfermement dans le présent engendre l'inertie.

Est-ce que ce ne serait pas là l'une des raisons du refus du changement en France ?

Je le crois. C'est une des raisons pour lesquelles beaucoup de tentatives de réformes sont vécues comme des agressions identitaires, de la part de dirigeants perçus comme extérieurs au monde des gens ordinaires. De ce point de vue, la réactivation de la laïcité est du même ordre que la défense du service public. La grande illusion de notre monde, où tout change constamment, est de croire que l'identité des peuples pourrait changer au même rythme. On en est loin. L'identité, c'est ce qui change le plus lentement.

Quelles sont les autres raisons de notre difficulté à accepter les réformes ?

L'une des principales est sans doute l'absence, en France, de vrai débat politique, de scène où les options sont confrontées, de manière que les gens puissent s'y reconnaître en pesant le pour et le contre.

Prenons l'exemple des intermittents du spectacle. A aucun moment il n'y a eu une véritable discussion publique sur le fond de l'affaire. D'où sort cette autre exception française ? Faut-il la supprimer ? Est-il justifié de la proroger ? A quelles conditions ? Résultat : l'opinion ne comprend pas de quoi il retourne, le gouvernement essaie de réformer en douce sans dire clairement ce qu'il veut, et, en face, une minorité se bat avec un acharnement à la mesure de l'opacité du système qu'elle défend.

La Ve République semblait avoir répondu à la crise des institutions. Pourquoi cela ne marche-t-il plus aujourd'hui ?

En effet, pendant près de trente ans, on a pu croire que la Constitution gaullienne avait résolu à la fois le problème de la stabilité démocratique et celui de l'impuissance publique. Mais, finalement, ce système institutionnel est loin d'avoir tout réglé. La question du fonctionnement de l'Etat reste posée, comme celle de la communication entre le pouvoir et le peuple.

L'un des vices flagrants des institutions tient à la combinaison de l'excès de pouvoir du président de la République avec la dyarchie à la tête de l'Etat. Le système tourne aisément à un jeu de marionnettes qui donne aux citoyens le sentiment qu'on se moque d'eux. Raffarin en faux nez de Chirac, ce n'est pas glorieux ! La force des institutions, en principe, était d'identifier la responsabilité politique, en rupture avec l'irresponsabilité parlementaire. En pratique, le système remet l'opacité et l'irresponsabilité en son centre, en leur ajoutant le travestissement.

Les conditions d'adhésion des citoyens à la décision publique ne peuvent pas être remplies.

Il y a aussi la coupure des élites avec le pays...

Le problème vient de loin : c'est celui du mode de recrutement des élites. Le système des concours, qui a des vertus démocratiques indéniables, est en même temps source d'un travers redoutable : il crée, chez ses bénéficiaires, un sentiment d'autojustification indiscutable, en plus d'être facilement capté par les élites sociales en place. Il a fini par sécréter une nouvelle aristocratie politico-administrative, d'autant plus en porte-à-faux avec l'évolution de la société qu'elle est beaucoup trop homogène. Elle sort d'une seule école, Sciences Po-Paris, ce qui n'est sûrement pas la bonne manière d'assurer la diversité intellectuelle !

Ce système a en outre l'inconvénient d'être très malthusien. Il concerne au mieux quelques centaines de personnes par génération. L'étroitesse de ce vivier ne répond plus aux exigences d'un monde où, la légitimité n'étant jamais donnée d'avance, l'émulation sur une base large doit être la règle. Un monde où la multiplicité des possibles requiert la variété des expériences et des formations.

Est-ce donc selon vous la cause principale du malaise français ?

-Non. Il ne faut pas tout mettre sur le dos de nos élites. Le mal est beaucoup plus profond. Cette perte de confiance à l'égard des dirigeants est un phénomène qui touche l'ensemble des démocraties. Il a une acuité spéciale en France, où il ne concerne pas que les sommets du pouvoir. Il touche toutes les institutions et toutes les structures de participation. La fuite des adhérents transforme les syndicats, les partis, et même les associations, à regarder leur fonctionnement de près, en coquilles vides. Cette désaffection est impressionnante.

A quoi attribuez-vous l'encéphalogramme plat de la gauche démocratique ?

Le problème actuel du socialisme français est l'épuisement du mitterrandisme. Le mitterrandisme n'était pas une doctrine, c'était une attitude. Il faut se rappeler le contexte : quand, en 1980, l'ensemble du monde occidental change de base avec la révolution monétariste Reagan-Thatcher, l'année suivante, les Français, fidèles à leur exceptionnalité, font le choix inverse, celui du socialisme à la papa et des nationalisations ! Bien sûr, l'expérience va très vite dans le mur, et c'est là que Mitterrand trouve une martingale politique, qui va très bien lui réussir : on change de cap à 180 degrés, mais on ne le dit pas. On s'aligne, mais en se donnant les apparences de maintenir. Evidemment, ce genre de solution ne peut marcher qu'un temps. La réalité finit par apparaître.

Unes des forces du mitterrandisme a été de récupérer subtilement la politique de grandeur gaulliste en la reportant sur l'Europe. La construction européenne est devenue la grande ambition française. Elle était supposée nous apporter la puissance à laquelle nous ne pouvions plus prétendre par nos seuls moyens. Ces convictions sont en train de se fissurer. Il devient clair que l'Europe ne ressemblera pas à la France et qu'elle ne sera pas un relais de la puissance française. Le débat sur le déclin montre que les illusions sur la place du pays dans le monde ne sont plus de mise. La page de la grandeur est tournée. Et comme, par ailleurs, les socialistes se sont épargné toute réflexion de doctrine, ils sont complètement démunis. Ils n'ont aucune analyse du monde tel qu'il est, et donc aucun projet crédible.

La droite n'est certes pas flambante, mais elle s'inscrit dans les grandes tendances de l'histoire : elle essaie de faire ce qui se fait dans le monde occidental. Les socialistes, eux, font la même chose, du libéralisme tempéré à l'européenne, mais en prétendant simultanément le combattre. La recette a donné, cela ne marche plus. Elle est devenue la source du manque de crédibilité de la gauche. C'est l'explication de l'impact de la critique d'extrême gauche, qui a beau jeu de dénoncer les « mensonges » des socialistes.

L'extrémisme politique est-il donc une autre exception française ?

-Le poids de l'extrémisme dans la politique française est un héritage de l'histoire reformulé en fonction de la crise actuelle de la démocratie. De façon étonnante, la vieille scène de l'opposition entre « révolution et contre-révolution » reste structurante de la définition des positions politiques en France.

Les extrêmes ont exercé une espèce de domination sur le champ politique tout entier pendant très longtemps. Cela ne veut pas dire qu'ils dominaient la politique, en revanche, ils dominaient la façon de penser la politique. La politique se faisait au centre, mais elle se pensait en fonction des extrêmes. Par exemple, si l'Action française n'a eu qu'un rôle politique marginal, son poids sur les cervelles de la bourgeoisie française a été un des malheurs de notre histoire au XXe siècle. Il en a été de même avec le poids mental de l'extrême gauche par rapport à son rôle effectif.

Cette caractéristique, toujours vivante même si elle est affaiblie, se conjugue aujourd'hui avec la crise de la démocratie contemporaine pour donner un bizarre extrémisme de la dépolitisation et de la détestation des gouvernants. Cela ne se traduit pas par des mobilisations de masses - personne ne veut aller brûler le Parlement -, mais par des phénomènes de protestation électorale. On vote contre la politique et contre les gens qui l'incarnent.

Mais, en 2004, cette extrême gauche et cette extrême droite sont quand même différentes de celles de jadis ?

-Ils sont complètement différents par un trait capital : ils n'ont plus aucun projet positif. Ils ne sont plus porteurs d'alternatives radicales. L'idée de contre-révolution n'a plus aucun contenu, et l'idée de révolution sociale ne veut manifestement plus rien dire, même pour ceux qui continuent de la revendiquer mécaniquement. Ce sont des forces purement négatives.

L'extrême gauche est également portée par un autre phénomène surprenant : la résurgence de la mentalité utopique. Plus personne ne croit au socialisme scientifique, mais l'utopie sociale resurgit. Cela se traduit par le slogan « Un autre monde est possible », qui ne nous dit bien sûr pas lequel.

Le socialisme scientifique était animé par la foi dans la possibilité de programmer l'avenir. L'idée selon laquelle c'est l'économie qui mène le monde n'a pas disparu - au contraire, on assiste même à un triomphe de l'économisme. Mais l'avenir est devenu totalement ouvert, et personne aujourd'hui ne peut plus prétendre le connaître ni, a fortiori, savoir comment y conduire. L'utopie est une façon de se projeter dans cet avenir inconnu.

Y a-t-il un lien, comme on le dit parfois, entre l'utopie des altermondialistes et le libéralisme ?

-Je crois que oui. Les marchés sont revenus en force en tant que moyens de gérer un avenir imprévisible. Le libéralisme a gagné parce que l'avenir s'est effondré. L'utopisme offre une autre manière d'assumer cet avenir inconnaissable : en assurant que quelque chose de tout à fait différent de ce que nous connaissons est possible. L'utopisme est le compagnon de route de la victoire idéologique du libéralisme. Le ressort qui fait la force actuelle du libéralisme est susceptible de se retourner en utopisme social.