Le modèle français à l’épreuve de la mondialisation

Conseil d’Analyse de la société, 09/2005

Quel peut-être la marge de manœuvre politique d’un Etat-nation face à un processus tel que la mondialisation ?

Marcel Gauchet: Je situerai ma propre réponse sur un plan très général, celui des conditions historiques de toute action politique. Une telle approche peut sembler évidente, presque banale : c’est pourtant l’une des grandes difficultés qui font crise au sein de la politique contemporaine.

L’oubli des contraintes de l’histoire et de la culture a rendu la politique actuelle aveugle, en la détachant de ses racines. On nous parle tous les jours des contraintes financières, budgétaires, économiques qui pèsent sur l’action des gouvernements. Qui peut les ignorer ? Il me semble, cependant, que les vraies contraintes auxquelles il n’y a pas de remède, ce sont les contraintes historiques, les contraintes issues du passé du pays que l’on gouverne. Pour le reste, on pourrait reprendre ici la célèbre phrase du général de Gaulle : «L’intendance suivra. »

Le discours des contraintes économiques a totalement occulté la réalité des contraintes historiques. C’est l’une des raisons qui expliquent l’absence d’embrayage de l’action politique aujourd’hui. L’Europe est la région où l’oubli de l’Histoire est le plus grand : cette amnésie n’est sûrement pas étrangère aux obstacles qu’elle rencontre aujourd’hui.

Trois choses maintenant.

Tout d’abord, il faut mesurer à quel point la France est prise à revers par le phénomène de mondialisation. Encore une fois, ce phénomène ne peut être réduit à un processus économique. Les déterminants politiques et culturels sont essentiels. Mais je ne partage pas pour autant l’interprétation anglo-saxonne de la mondialisation. Si les Etats-Unis ont une affinité particulière avec le modèle politique et culturel issu de la mondialisation, les valeurs véhiculées par ce processus sont indépendantes de la culture américaine. Je ne crois pas que l’on puisse donner une lecture purement culturelle de la mondialisation, en rattachant ce processus à un foyer historique particulier qui aurait pris l’ascendant sur tous les autres dans sa dernière phase de développement. Le capitalisme et le marché ont des ressorts plus universels que cela.

Pour bien comprendre la situation de la France actuelle face à la mondialisation, il faut faire un retour de quelques décennies en arrière. De 1945 à 1970, la France s’est trouvée remarquablement en phase avec le contexte historique de l’époque : au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les objectifs de reconstruction européenne et mondiale coïncidaient en profondeur avec le génie historique de notre pays. L’énorme transformation opérée par la France durant cette période invalide le discours sur la prétendue incapacité française à changer. Simplement, cette transformation est le fruit d’une rencontre heureuse : les nécessités de la situation de l’après-guerre ont trouvé un écho, une réponse, une sorte de socle naturel dans la nation française, de par son histoire et sa culture.

Or, aujourd’hui, nous sommes exactement dans la situation inverse. L’identité française est désormais en porte à faux face aux contraintes et aux transformations imposées par le processus de mondialisation.

A cet égard, je voudrais revenir, en deuxième lieu, sur un épisode assez étonnant qui s’est produit en février 2004 et qui mériterait presque qu’on y consacre une petite étude. Je veux parler du psychodrame qui s’est joué autour de la pétition signée par un très grand nombre d’intellectuels : l’Appel pour l’intelligence contre l’action du Gouvernement. Dans l’histoire des pétitions, elle est celle qui a reçu le plus grand nombre de signatures. Cet événement peut être interprété comme une comédie bien sûr ; mais il peut être pris très au sérieux. C’est la force même du modèle français, représenté par une fédération de micromodèles, que l’on a vu s’exprimer à travers cette pétition : Chacun des métiers exercés par les signataires de ce texte était significatif de ce qu’il y a de meilleur dans le passé récent de la France, tel que je l’évoquais à l’instant.

Le modèle français de la recherche s’est montré très efficace dans les années 1960, avant de devenir obsolète. Avec des moyens dérisoires, la France a su malgré tout rester un grand pays scientifique. Je crois d’ailleurs qu’il ne faut pas s’étonner des difficultés et du retard du secteur de la recherche en France mais plutôt de sa qualité et de son niveau, compte tenu de l’état de délabrement et de misère dans lequel se trouvent aujourd’hui les grands établissements et les universités.

De même, un domaine comme celui de la psychiatrie a connu son heure de gloire. Un culture très créative a rayonné dans ce secteur, un mouvement qui n’est pas réductible à un petit groupe d’intellectuels sophistiqués du VIe arrondissement. Il ne serait pas excessif de dire que la psychiatrie française, par certains au moins de ses aspects, a été la meilleure au monde. En revanche, elle connaît aujourd’hui une crise matérielle et intellectuelle très profonde.

« L’exception culturelle française » est dans une impasse analogue. Il suffit d’évoquer le statut des intermittents du spectacle. Mais il s’est agi au départ, à l’époque de Vilar, de Malraux, des Maisons de la culture, d’une grande chose.

Dans chacun de ces secteurs, on discerne avec netteté la force et la cohérence de modèles français très spécifiques, en même temps que leur totale inadéquation avec l’ensemble des valeurs et des tendances de notre époque. C’es cela le problème français.

La difficulté de l’action publique en France tient à la difficulté de notre pays à comprendre, compte tenu de son identité historique, les modèles d’organisation qui prévalent à l’heure de la mondialisation. Il ne s’y retrouve pas, de par la prégnance des modèles issus du passé.

Or, c’est mon troisième et dernier point, en dépit de certaines exceptions remarquables, nous vivons dans un pays où on a le sentiment que les gouvernants ignorent ce passé et, de ce fait, ne connaissent ni ne comprennent les personnes auxquels ils ont à faire. L’hégémonie d’un certain discours économique joue sur ce plan un rôle décisif. Comme si, après avoir tenu le discours des contraintes économiques, tout avait été dit. Il ne s’agit pourtant que des préliminaires. Car le problème politique reste entier une fois qu’on les a énoncés. L’action transformatrice ne peut en effet s’inscrire que dans la continuité. On ne devient qu’à partir de ce que l’on est ; on ne change qu’à partir de ce que l’on a été. Le méconnaître provoque infailliblement le rejet. Faute d’assumer son passé, la France s’est enfermée dans un conservatisme presque incompréhensible et souvent pathologique.

C’est le sens de l’emprise du passé qui permet de fonder un discours d’action publique. Ce dont la France a besoin, c’est d’une synthèse, pourrait-on dire très sommairement, entre son passé et les exigences du moment. L’homme politique que nous attendons est celui qui saura faire ce travail.

Le sens historique c’est avoir l’instinct, l’intime sensation de ce qui fait l’originalité de l’histoire de ce pays et comment cela intervient dans la tête des gens. Aucune connaissance historique n’est pour cela nécessaire. Je ne pense pas que l’on changerait quelque chose en mettant un cours d’histoire obligatoire à l’Ena ! Ce n’et pas une question de connaissance.

Certes, la démocratie d’opinion représente une pression sur les hommes politiques. L’encerclement est-il pour autant fatal ? Je ne le pense pas. Seul un projet permet de briser l’encerclement et la pression de la démocratie d’opinion. Je ne pense évidemment pas à la révolution mondiale ni à l’avènement de la société de la fin de l’Histoire ! Il y a d’abord, une immense marge de manœuvre des politiques dont ils ne jouent pas : ce sont les contradictions. Les Français sont, par exemple, très égalitaires mais également très défenseurs de privilèges ; les élites administratives par exemple – qui sont pour l’égalité contre les « manants » de l’entreprise – se sont fabriqué des systèmes d’une grande opacité, avec des privilèges assez extraordinaires. Quand il y a des contradictions, il y a aussi une marge de manœuvre : tout le monde n’est pas du même côté de la contradiction en même temps, ce qui permet, quand on sait y faire, de tailler des contradictions intéressantes.

Le projet dépend également de la capacité à faire entendre au pays l’idée selon laquelle le maintien d’un certain nombre de choses auxquelles on tient – l’égalité, l’éducation, etc.- dans la ligne de ce qu’elles ont été, suppose une transformation complète des modes de gestion et d’application. On peut défendre l’Etat et, précisément parce qu’on le défend, vouloir changer dans sa manière de fonctionner, en raison de son inefficacité actuelle. Aujourd’hui, il est vrai que pour un homme politique, critiquer le dysfonctionnement de l’Etat est suicidaire parce que, dans le langage de la communication, cela est immédiatement traduit comme une mise en cause du rôle de l’Etat : vous êtes perçu comme antipopulaire, antifrançais, un ultralibéral, donc un ennemi du genre humain pour lequel un nouveau Nuremberg s’impose avant trop longtemps ! Tant qu’on es sous cette pression-là, en effet, on ne peut rien faire. Il me semble cependant qu’il doit être possible de passer au-delà : ce n’est pas impraticable.

Deuxième point : il est vrai qu’il ne faut pas compter sur la vertu des hommes politiques. Il s’agit là d’une critique du gouvernement représentatif aussi vieille que le gouvernement représentatif lui-même. Le problème du député, sous la IIIe République, était de se faire réélire et non pas de faire de la grande politique. C’est, pour ainsi dire, le prix structurel à payer pour les libertés publiques et un régime qui permet à tous de s‘exprimer. C’est ainsi. Néanmoins, il s’est produit un certain nombre de choses dans le passé. Dans le passé, la vertu des hommes politiques n’était pas supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui mais ils se voyaient contraints, nonobstant leur désir fébrile de se faire réélire, de faire des choses. Quand les députés de l’UNR de 1958 ont pris connaissance des conclusions du rapport Rueff-Armand, je doute qu’ils aient été très enthousiastes à l’idée de ce qu’ils allaient rapporter dans leur circonscription. Et néanmoins ils ont voté pour. Il était donc possible de construire. Le problème est que le système de contraintes qui le permettait n’existe plus. Quelle était la forme de ce système contraignant ? Il y avait, d’une part, les partis politiques, que l’on a tendance aujourd’hui à sous-estimer en raison de leur déliquescence mais qui ont joué un rôle très important. Les hommes politiques étaient avant tout les représentants d’un parti ; Mitterrand, par exemple, était lié par les « 110 propositions ». D’autre part, o pouvait prendre appui sur ce qu’on appelle d’un mot trop vague « les élites », lesquelles étaient précisément constituées, en France, par la Haute Administration. C’est la Haute Administration qui a impulsé toutes les transformations fondamentales de ce pays- la modernisation de l’après-1945, puis ce qui s’est passé en 1958-1962. Aujourd’hui, cette force n’existe plus. Le problème de la stratégie politique devrait donc conduire à se préoccuper des forces- qui ne sont pas obligatoirement des forces de masse mais des forces qualitatives- susceptibles de porter une action politique significative.