L’État-nation reste fondamental

L’historien et philosophe analyse les ressorts et les contradictions de la démocratie à l’heure de la mondialisation.

Le Figaro Littéraire : « La démocratie reste l’horizon indépassable de notre temps », écrivez- vous. En même temps, vous reconnaissez que celle-ci traverse une crise sans précédent…

Marcel Gauchet : J’essaie de caractériser le mouvement général de la démocratie et en même temps de comprendre sa situation actuelle. La démocratie avance, elle continue d’avancer et en même temps elle se désarticule. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, mais la seconde. Le mouvement général de la démocratie, c’est le mouvement de l’autonomisation du monde humain par rapport à sa structuration religieuse antérieure. C’est ce processus qui définit, à mes yeux, la modernité. Quelles sont les structures dynamiques de celle- ci ? On peut en identifier trois.

La première est d’ordre politique et elle s’incarne dans le développement historique de l’État-nation. Le dégagement de l’État depuis le XVIe siècle précède le dégagement de la nation comme entité politique souveraine au XVIIIe siècle ; mais en profondeur, ils ont partie liée. État et nation sont les deux volets indissociables de la modernité politique.

La deuxième composante de cette modernité est le droit. Le mouvement vers l’autonomie des sociétés humaines se caractérise par l’invention d’un nouveau principe de légitimité. La forme juridique de la modernité peut être résumée en une simple proposition : il n’y a de droit que des individus. Nous avons ici un principe de redéfinition de la totalité des rapports sociaux, depuis ceux qui concernent les parents et les enfants, jusqu’aux rapports entre États.

Troisième composante : l’appréhension du devenir humain comme historique. Toutes les sociétés humaines sont historiques bien sûr, puisque le temps les altère. Mais, à partir du XIXe siècle, nous avons affaire à quelque chose d’autre : la volonté de changement, le basculement révolutionnaire du temps vers un avenir qui délégitime le passé. D’une vision passéiste où l’autorité est fondée sur des normes fixées à l’avance, le mouvement vers l’avenir se met à déterminer l’ensemble des activités collectives, notamment en économie puisque la modernité est inséparable d’une révolution permanente de la production et des échanges. L’histoire du XXe siècle est l’invention d’un régime « mixte », d’un genre nouveau, qui organise la combinaison de l’État-nation, du droit des individus et de la conscience historique.