Comment repenser la démocratie ?

Débat entre Marcel Gauchet et Pierre Manent

Magazine littéraire, n°472, février 2008

Le triomphe de la démocratie dans le monde s'accompagne aujourd'hui de critiques presque aussi vives que celles formulées par Platon dans La République. Sans remettre en cause la légitimité du régime démocratique, nombreux sont les auteurs à pointer les failles inhérentes aux démocraties modernes. La démocratie moderne est-elle en crise ? La question peut surprendre. Pourtant, Marcel Gauchet et Pierre Manent partagent, en partie, un diagnostic sévère sur le fonctionnement même de ce régime.

Le Magazine littéraire. Un même constat inspire vos deux démarches: celui du paradoxe que connaît aujourd'hui la démocratie, une démocratie qui triomphe faute d'adversaires mais qui n'a ,jamais paru autant fragile du point de vue de ses bases mêmes. Comment lisez-vous la situation actuelle?

Marcel Gauchet. Votre question comporte déjà une affirmation qui ne va nullement de soi pour beaucoup de nos contemporains: l'idée qu'il y a une crise de la démocratie. Après tout, la démocratie a gagné. Elle l'a emporté source qui restait des totalitarismes ou dans le cas de la Chine a su les attirer dans son orbite. Ses principes sont désormais à l'abri de la contestation. On peut se demander néanmoins si cette avancée n'a pas eu pour effet de déstabiliser un certain nombre des conditions minimales de fonctionnement de nos sociétés politiques. C'est sur ce terrain que nous nous rejoignons, dans l'affirmation que derrière ces apparences victorieuses, se dissimule un mal profond qui touche, au-delà du fonctionnement des régimes au sens strict, la définition même de ce qu'on attend d'une démocratie. L'étrangeté de la configuration actuelle est que la démocratie souffre de la consécration même des principes qui la fondent. Le triomphe des libertés individuelles auquel nous assistons vide de sens l'idée d'une communauté de décision. En frappant les gouvernements d'une illégitimité diffuse, elle interdit la représentation d'un destin collectif et d'un pouvoir exercé en commun. S'il n'y a que des individus, alors la seule communauté légitime est la communauté universelle, et les communautés historiques, les nations, se trouvent disqualifiées en tant qu'espaces politiques pertinents. En même temps qu'elle est inapparente, la crise est très profonde, car elle engage les conditions mêmes qui rendent une vie politique possible.

Pierre Manent. Je partage très largement ce constat même si je nuancerais l'emploi du terme de « crise ». Car il suffit de parcourir les ouvrages des observateurs de la vie politique depuis deux ou trois siècles pour y trouver de multiples diagnostics de crise.